Les accoucheuses
-1: La fierté -
-2: La révolte -
-3: La déroute -

Histoire inédite des Patriotes

Le pays insoumis

Les tuques bleues

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Gratien Gélinas

Marie Gérin-Lajoie

Études historiques

 

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Anne-Marie vous pique une jasette…

 

Les suprématistes, je les fréquente depuis le début de mon aventure en Bas-Canada. Alors, nul n’aurait employé ce mot pour désigner l’élite dirigeante coloniale et tous ceux qui aspiraient à en faire partie. Leurs détracteurs usaient plutôt d’une série de synonymes : doctrinaire, fanatique, extrémiste, exalté, forcené. Tous ces mots qualifiaient, à divers degrés, ce groupe d’hommes imbus de leur supériorité, souvent étroits d’esprit, qui se croyaient nés pour régner. Plusieurs nations européennes, dans la foulée de leurs visées impérialistes, ont ainsi répandu aux quatre coins du monde des ressortissants trop fiers d’eux-mêmes.

Les Britanniques étaient-ils les plus hautains d’entre tous? Chose certaine, ils l’ont été davantage que les Français qui les avaient précédés en Nouvelle-France, à en juger par leur énergie à britanniser et à civiliser leur nouvelle colonie, afin d’assurer le triomphe du mode de vie considéré comme suprême. Le même phénomène s’est produit aux États-Unis, pays britannique jusqu’à la fin du 18e siècle, puis culturellement lié à son ancienne mère patrie pendant des décennies, sinon des siècles. Persuadés de faire partie de l’élite mondiale en termes de valeurs, de richesse et de savoir, ces Britanniques se donnaient pour mission de dégrossir les populations qu’ils dominaient politiquement; ils s’indignaient si lesdites populations réagissaient avec indifférence ou hostilité à leurs enseignements missionnaires.

Une situation d’autorité quasi absolue encourage les excès. Une frange de la population mâle ne s’est pas privée d’étaler une arrogance éhontée, quitte à mettre plus faible que soi à genoux. Les despotes, maladivement égocentriques, compensent ainsi leur piètre estime d’eux-mêmes. Certains ont imposé leur prééminence jusqu’au faîte du pouvoir. En Bas-Canada, la forme même du gouvernement – un Exécutif omnipotent – semblait taillée sur mesure pour laisser monter en puissance de tels individus, de faux gentilshommes résolus à faire régner leur loi pour empêcher le monde de s’écrouler, comme ils le criaient haut et fort.

En fait, le seul péril était pour leur univers à eux, encerclé d’une frontière rigide et vitale pour leur survie. Ils s’étaient construits une tour d’ivoire : voilà donc un premier trait frappant de ces suprématistes que je voisine, à mon corps défendant, depuis l’orée de ma recherche sur le Canada d’après Conquête.

Prisonniers des barrières qu’ils ont érigées, ces égocentriques ont terriblement besoin de croire que leur réalité est la seule qui mérite d’être défendue corps et âme. Ils sont obnubilés par eux-mêmes, par leurs propres sentiments exacerbés, au point de se désensibiliser par rapport à autrui, et de ne plus percevoir chez autrui cette faculté à ressentir qui constitue l’essence de l’humanité. L’insensibilité est donc un autre trait frappant de ces radicaux – dans le plein sens du terme. Ils sont également persuadés d’avoir raison, d’être omniscients. Leur incapacité à se remettre en question est un troisième élément qui mérite d’être souligné.

Ces personnalités autocratiques s’épanouissent lorsque la société n’y met pas frein. Il n’y a pas si longtemps, par exemple, la religion chrétienne encourageait ce type de comportement; le pouvoir religieux, despotique dans son essence, y trouvait amplement son compte. En fait, la mentalité suprématiste convenait parfaitement à l’ordre social tel que voulu par les mâles de la caste dominante, celle qui a défini la géopolitique de la planète : un ordre social impérialiste, capitaliste, basé sur des rapports de domination et d’exploitation.

La relation que cette caste dominante entretient avec la Loi, telle que socialement incarnée, est d’ailleurs éloquente. Tout d’abord, ses membres exigent le respect d’une loi universelle, subtile et surtout morale, construite pour leur usage – souvent incarnée dans le religieux. Ensuite, ces mâles dominants édifient des codes de lois et des monuments législatifs qui policent la vie en société. Sauf qu’eux-mêmes, membres d’une caste qui fait la loi, ne s’obligent pas à la respecter la loi. Même si leurs actions sont marquées au sceau de la violence, ils s’accordent l’impunité, à l’instar de tout bon tyran, monarque, empereur, évêque… patron de multinationale?

Voilà qui explique pourquoi le gouvernement exécutif du Bas-Canada, rempli d’hommes soi-disant éclairés, n’a pas réprimé les actes de ses supporteurs les plus enfiévrés, fanatiques et sectaires : ces actes lui servaient à asseoir sa domination. Tout despote a nécessairement besoin de fiers-à-bras.

Il y aurait encore bien des choses à dire, bien des nuances à apporter, sur le sujet incroyablement vaste et épeurant de la domination systémique, celle qui perdure depuis des millénaires et qui enténèbre les relations sociales et affectives. Celle qui, au bout du compte, laisse fructifier une civilisation fondée sur la domination, l’exploitation et les abus de toutes sortes. À mon sens, voilà où le racisme, la misogynie et tous les suprématismes s’alimentent. C’est uniquement en privant les tyrans de la source où ils s’engraissent que le climat humain, sur la Terre, finira par s’apaiser. J’aime convoiter cette chimère…

Le 22 août 2017